Delphine Désveaux
2015
Agnès Pezeu rêvait d’être bouchère. Elle est devenue peintre. Deux univers que les évidences peinent à réunir mais que ses toiles, tissant inlassablement des liens entre la chair et le souffle, ne cessent de raconter.
Tout commence par des corps, vous, moi, non pas moi, eux, mais aussi des animaux, endormis, morts, tous couchés sur la toile. Plus que les corps, la matière d’Agnès Pezeu, c’est l’Autre : ce qu’il est, un être objectif et indépendant, et ce qu’elle en perçoit, une projection subjective. Une manière de rappeler que seul, on n’est rien. No man is an island. Pour Agnès Pezeu, l’art est une rencontre, un partage, non un plaisir solitaire. La toile se joue donc à deux, a minima. Le premier acte est une scène intime au cours de laquelle l’Autre se couche sur la toile à même le sol. Agnès s’approche, frôle, touche enfin pour en saisir les contours, au plus proche de la peau.
Michel-Ange tenait que les limites terrestres étaient la prison de l’âme. Est-ce donc pour nourrir ces âmes qu’Agnès Pezeu prend sa cuillère ? Comme une intrusion non violente, le dripping est un moyen intime et pudique de s’emparer du vide pour décharger dans l’autre. De ce corps à corps pudique nait une figure, une enceinte plutôt.
C’est souvent hors-champ que les choses se passent. A l’égal d’une passoire, cette enceinte fonctionne grâce au vide qui bientôt va s’animer. Siège de l’incomplétude et de la transformation, le vide valorise ce qui n’est pas dessiné. Cette vacuité éveille notre imagination. C’est ce qui nous relie à l’artiste. Toucher du doigt une réalité, un corps, prosaïque, matériel, le transformer en abstraction, puis dans un mouvement inverse transfigurer l’impalpable pour donner à voir, n’est-ce pas là l’exacte métaphore de l’acte créatif ? 1 + 1 = 3, telle est l’équation mathématique de la création.
Si Agnès Pezeu peint avec son cœur et ses tripes, elle n’hésite pas à solliciter son corps. Pour elle, peindre est un engagement physique sur grand format. Affranchi de tout canon esthétique, le trait vibre de s’abandonner aux fluctuations du geste. Flottant sur la matière, libérant le mouvement, dégageant la volonté créative de toute responsabilité formelle, la technique du dripping ouvre des horizons inconnus. Chez Agnès Pezeu, l’acte créatif est moins la cosa mentale de Léonard que le Qi, ce souffle/esprit originel, principe de vie qui exalte la matière et le vivant –les corps, la nature, les éléments, le modelage, la transparence…
D’avoir cerné le visible offre la possibilité de s’en abstraire. Très vite la figuration s’absente. Pas de temps à perdre, l’instinct n’attend pas. Pas d’aplat, peu de textures, si ce n’est celle, ô combien variée des supports – batyline, toile cirée, toile enduite, toile à beurre, papier japonais, voile de foc…- et des produits -vinaigrette, bombe, glycéro, liant acrylique, aquarelle… Pas de pinceau, à peine du trait, mais des dégoulinures, des gouttes, avec l’imprécision de ce qui est éloigné. Peu de couleurs. Le noir rehausse le blanc. Le blanc, c’est-à-dire le vide, l’espace, d’une toile jamais saturée, pour laisser l’histoire advenir. Et l’histoire advient : Un mannequin canadien aimait tellement l’œuvre « Renversé » , qu’après l’avoir achetée il l’a tatouée sur son torse d’éphèbe, aujourd’hui photographié et visible dans l’infini de la Toile. Belle mise en abime !
Les œuvres d’Agnès Pezeu, n’en finissent pas de révéler l’émotion que suscite l’Autre. Grâce à sa capacité renouvelée de transfigurer les corps, grâce à son insatiable appétence pour la vie, Agnès Pezeu compose une grande geste fantasmagorique dont l’envergure dépasse le cadre de la toile. Ses installations monumentales en plein air en témoignent. Elle voit grand et loin. Elle a toujours aimé l’ampleur. C’est pourquoi son œuvre est protéiforme. Ne voir qu’une toile, qu’une époque, c’est passer à côté d’un univers dont les variétés d’expression forcent l’admiration. Etre artiste n’est pas un métier, c’est un état qui consiste à créer son propre ordre. Celui d’Agnès Pezeu se peuple de corps réels et immatériels. Depuis vingt ans, cette artiste lumineuse sait faire feu de tout bois, remettant chaque jour son œuvre sur le métier. Il faut imaginer Sisyphe heureux[1].
[1] Albert Camus à René Char, Correspondance