2025

Le titre de l’exposition s’enracine dans le mot numineux: chez Rudolf Otto puis chez Carl Gustav Jung, il désigne l’expérience d’une présence qui nous dépasse, ce mysterium tremendum et fascinant où se mêlent stupeur, crainte et attrait. Mircea Eliade y verrait l’irruption du sacré dans le quotidien. Parler de figures numineuses, c’est donc parler de formes qui ne se contentent pas d’être vues: elles adviennent, elles agissent sur nous. L’exposition propose de mesurer cette intensité dans deux pratiques artistiques, où la matière n’est pas un simple support mais un milieu vivant: Fabienne Houzé-Ricard et Agnès Pezeu. À travers leurs oeuvres, le numineux n’est pas une croyance, c’est une manière d’habiter le monde, attentive, réparatrice, ancrée dans les gestes et les savoir-faire que l’art d’aujourd’hui réévalue.

Chez Fabienne Houzé-Ricard, la figure numineuse prend la forme du nid, un sanctuaire de métamorphoses, décliné au fil d’un répertoire patient : nid-terre, nid-territoire, nid-maison, nid-peau, nid-matrice. Peintures, dessins trament un paysage où l’abri devient peau, le foyer devient territoire sensible. Dans Nid-racines, les brindilles se font rhizomes, chevelures souterraines qui gagnent le sol, tantôt libres, tantôt contenues. Le jeu d’échelles, du minuscule au débordement de la feuille dans Démesurer le monde, expose la tension entre réparation et étouffement, soin et saturation, le nid protège, mais il peut serrer trop fort. En vis-à-vis, la série SANS VOLER questionne la symbolique de l’oiseau, la liberté. Dix corps monochromes, vus de dos, têtes rehaussées d’un arc-en-ciel d’encres: d’abord semblables, ils se distinguent par de fines variations de silhouettes et de plumages. Privés de bec et de pattes, légèrement repliés, ces oiseaux paraissent entravés par une force invisible. Ici, le nid et l’oiseau opèrent des formes-milieux où mémoire, soin et vertige s’agrègent, dans un langage pleinement actuel du tissage, de la réparation et du care.

Avec Agnès Pezeu, la figure numineuse passe par la glaise, prima materia alchimique où la métamorphose se fait tangible. L’artiste engage un corps-à-corps avec la terre : fragments charnels, organismes ambigus, végétaux anthropomorphes ; surfaces scarifiées, perforées, puis adoucies par des émaux cristallins. La matière y est traversée d’oppositions, douceur et impact, attraction et menace, comme si chaque pièce rejouait la coniunctio jungienne, l’union des contraires qui accompagne toute individuation. La céramique devient un lieu d’expérience: elle accueille le passage du chaos à la forme, du cri au souffle, et fait affleurer une présence en devenir,  l’« hermaphrodite » des alchimistes non comme figure close, mais comme dynamique d’émancipation. Ces œuvres dialoguent avec des lignées de la sculpture viscérale et avec les préoccupations de l’art actuel: hybridations du vivant, brouillage des catégories, politique des affects. Chez Pezeu, la terre pense et la chair respire ; l’émail, entre brillance et faille, garde la mémoire du geste.

Ainsi se déploie Figures numineuses : d’un côté, le nid-monde qui tisse nos attachements ; de l’autre, la chair-matière qui assume ses contradictions pour mieux se transformer. Les deux artistes font du sensible un espace de connaissance, réhabilitent le geste patient, l’écoute des matériaux, une écologie des formes. Le numineux n’est pas ailleurs : il affleure ici, quand une main juste révèle plus qu’elle ne décrit. Traverser l’exposition, c’est accepter cette lumière discrète : sentir la terre sous les images, et, peut-être, laisser en soi quelque chose changer à pas d’oiseau, sans voler.