Laurent de Verneuil
2024

À l’image de nombreux artistes de son temps, Agnès Pezeu renouvelle les interrogations existentielles sur la place de l’Homme dans le monde. De son œuvre charnelle et sensuelle émanent d’obscures vapeurs, dont les volutes vont se perdre dans les limbes d’une philosophie alchimique remontant à l’Antiquité. Ce n’est pas dans le mercure, le sel ou le soufre mais dans le corps humain que l’artiste a trouvé la Prima Materia nécessaire à la distillation de son œuvre. Sa quête rejoint bel et bien pourtant celle de l’Art sacré, dont la symbolique profonde tient dans la recherche en soi-même d’une vérité universelle, d’un accomplissement assimilé par Carl Jung à une métamorphose inhérente à tout corps, à tout esprit. À la faveur du mélange de ses facteurs nobles et constituants grossiers, Jung retrouve dans la transformation symbolique de la matière les métamorphoses de la personnalité. La dépression n’est plus qu’une souffrance mais la manifestation d’une invitation au changement, la chrysalide porteuse du papillon en devenir, l’être nouveau que les faiseurs d’or appellent « hermaphrodite » parce qu’il conjugue les opposés, conscient et inconscient, masculin et féminin. Loin des opérations de cornues et de fourneaux, Agnès Pezeu s’est très tôt interrogée de la même manière sur sa propre existence et le besoin vital de transformation de son être. Elle développe précocement une œuvre graphique autour du corps en quête de soi, pour s’abîmer plus tard dans les tréfonds de la chair et de la terre. Il faut prêter l’oreille à la petite fille d’antan assoiffée de beauté pour comprendre celle qui fut « pendant un temps, garçon et fille, arbre et oiseau, et poisson muet dans la mer. »(2)

Née en 1965, Agnès Pezeu passe une enfance épanouie et heureuse dans le Sud de la France. Elle grandit à Salindres, cette petite ville minière du Gard, aux rues rougies par la poussière de bauxite, qui doit son développement dès le XIXe siècle à la richesse en minerai de son sous-sol. « Je voulais voir de beaux corps, non de pauvres âmes en peine déambuler dans cette ville triste. Je voulais voir le raffinement de ces architectures des grands Prix de Rome que j’avais découvert dans un livre récupéré au fond du grenier de notre maison. Je voulais créer un autre monde que celui qui était à ma porte. »(3) Les ferments de sa quête à venir sont déjà là chez l’artiste en herbe qui rêve d’un ailleurs, d’un autre corps, et c’est par l’art qu’elle va s’émanciper. Elle passe ses mercredis après-midi et ses vacances chez les potiers cévenoles de Gange et de Sauve où ses parents l’envoient. Elle se rappelle également de cette mine merveilleuse et inépuisable qu’est la cave de la maison de son père sur les bords du Lot, à Saint-Geniez-d’Olt. C’est là qu’elle va chercher de la glaise pour sculpter sur la terrasse ses premières émotions. Elle n’a pas dix ans alors mais passe déjà beaucoup de temps à bricoler dans l’atelier de son père et ne s’imagine pas faire autre chose que créer. S’exprimer est pour elle un besoin irrépressible. Elle se souvient des hurlements et des colères qui exaspèrent tant son entourage et se rappelle la chambre dans laquelle on l’enferme pour qu’elle se taise. Les crevasses qui lui ouvrent des années durant le bout des doigts sont les symptômes de l’enfant que l’on contraint alors et qui ne peut s’exprimer. Le Bac en poche, elle s’inscrit à l’Université d’Aix-en-Provence où elle poursuit des études d’arts plastiques jusqu’à la maîtrise, mais ce n’est qu’à Paris que sa carrière prend corps. Tout en donnant des cours dans les ateliers qu’elle y occupe pour gagner sa vie, Agnès Pezeu s’inscrit à l’Institut Supérieur de Peinture décorative de Paris. Elle y surmonte ses inhibitions et commence à réaliser des grands formats tout d’abord peints, puis imprimés, lui permettant de réaliser des installations et des commandes monumentales en Île-de-France pour des municipalités ou des collections privées. Elle y apprend un savoir-faire mais rien de ce qu’elle fait jusqu’alors ne comble réellement ses attentes. Elle ne se rend pas compte alors que c’est grâce à cet éloignement des Ecoles d’art consacrées, où sont produites des œuvres trop stéréotypées, qu’elle va pouvoir exprimer pleinement et sans contrainte ses aspirations les plus personnelles.

La rencontre cathartique a lieu lors de la visite d’une exposition de Lee Bul à la Fondation Cartier pour l’Art contemporain en 2007, où l’artiste coréen présente des sculptures en suspension aux filaments chatoyants, qui vont avoir un impact profond sur elle. C’est le moment décisif et bouleversant où elle décide de lâcher prise et mettre le pinceau et la figuration de côté. « Je prenais mes cuillères, mes pots de peinture, et là c’est comme dans un combat avec un taureau, tu es dans l’arène et tu y vas. C’était une vraie sensation de liberté, par rapport à mon corps. »(4) L’énergie trop contenue qui éclate dans les colères de l’enfant se manifeste désormais librement dans un rapport physique à la toile où l’artiste s’affirme enfin librement dans un échange et un corps à corps avec l’autre. Elle fait poser sur la toile à même le sol des individus pris au hasard, dans des performances publiques lors d’expositions ou dans le cadre plus intime de son atelier. Elle emploie ce même dispositif quelques années plus tard au Muséum d’Histoire naturelle de Paris avec des corps d’animaux morts ou endormis, qu’elle installe dans des poses naturelles. Elle épouse ensuite les contours de ces corps ainsi étalés au pastel ou au fusain, puis elle balaie dans un écoulement maîtrisé les silhouettes ainsi obtenues de projections de peinture jaillissant en volutes et champs quasi-magnétiques. Le précédent de la Cénesthésie inscrit sa pratique dans un phénomène créatif analysé dès les années 1980 par l’artiste peintre et musicienne Maryse Haerdi. Autour des tenants de l’abstraction lyrique Frédéric Benrath, René Duvillier et Marcelle Loubchansky, celle-ci évoque une peinture figurant les mouvements de l’être intérieur, la conscience confuse de sensations émanant de la profondeur du corps. Un monde intérieur se métamorphosant tout en libérant une énergie créatrice et l’artiste qui, « au moyen de sa technique, exprime ses sensations intérieures par la projection, sur la toile, d’un mouvement. Ce « mouvement », ce « geste », cette « vision de l’intérieur », libérateur de toute contrainte, exprime une sensation où se mêle le passé, le présent et le futur, car l’homme vient de l’infini et va vers l’infini. »(5)

Agnès Pezeu est extrêmement sensible au charisme et à l’aura qui se dégage des êtres. Leur chair n’a alors pas toute la place qu’elle va requérir dans les sculptures plus tardives de l’artiste, qui est pour l’heure obnubilée par le corps irradiant duquel s’échappe l’énergie vitale tant convoitée. Contrairement aux « femmes-pinceaux » qui impriment l’empreinte de leur corps enduit de peinture bleue pour former les « Anthropométries » d’Yves Klein, c’est la trace de l’aura et l’absence même du corps qu’elle essaie de saisir. Les spectres réalisés par dripping révèlent ce que certaines traditions orientales appellent les « corps subtils ». Par ces sortes d’enveloppes suprasensibles parcourues de courants d’énergie, l’artiste révèle une béance, un flottement entre deux états. Ils sont comme un viatique entre un monde vivant et un monde passé, dans une démarche initiatique de l’artiste où l’énergie vitale de l’être prime sur sa représentation. Agnès Pezeu agit en véritable chambre enregistreuse de ces énergies à la manière des tenants de la photographie fluidique qui émerge au milieu du XIXe siècle pour témoigner du magnétisme animal qui habite tout être vivant, homme ou animal. Certaines toiles de l’artiste rappellent étrangement de célèbres clichés tels que Effluves d’une main électrifiée posée sur la plaque photographique réalisé par le savant russe Jakob von Narkiewicz-Jodko à la fin du siècle. Elles soulèvent la question de l’incarnation de l’être dont elles révèlent l’aura, jouant avec la présence ou l’absence de l’homme et de l’animal ainsi captées. Mais une aura ne va pas sans un corps, et ceux d’Agnès Pezeu se révèlent par leur absence, qui rejoint une question épistémologique essentielle à la pensée de Gaston Bachelard. Dans La Formation de l’esprit scientifique, le philosophe révèle justement que « c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique »(6). Il postule que la connaissance, dont la lumière projette toujours des parts d’ombre, n’est jamais immédiate. On ne voit pas la lumière mais l’ombre qui l’entrave, et révèle la réalité par soustraction.

À la Renaissance, la connaissance des formes humaines s’acquiert sur les bancs de l’école de médecine, par l’étude de l’anatomie et des écorchés. Afin de dessiner le nu le plus fidèle à la nature, les Michel-Ange, Raphaël et Carrache en explorent la profondeur au gré des dissections qui leur offrent une meilleure connaissance de l’anatomie et la maîtrise des courbes en surface. Agnès Pezeu aborde jusqu’alors le corps dans un rapport inverse, pour capter les énergies de l’être en surface afin d’en mieux saisir la profondeur. Son œuvre poursuit sa lente et profonde métamorphose, d’une nature presque indicielle et asexuée vers une sculpture sensuelle et viscérale, ouvrant la voie à un engagement plus personnel de l’artiste. Tout se précipite lorsque l’artiste retourne au matériau de prédilection de son enfance qu’est la glaise. Ce matériau seul offre une telle liberté d’exécution, qui permet à l’auteur un retour sur soi au plus profond de son être. L’œuvre d’Agnès Pezeu déborde désormais d’une féminité qui s’exprime loin de toute séduction et se manifeste avec violence et crudité. Une féminité qui se sent virile et qui contracte ses muscles comme bandent leur arc les mythiques amazones de l’Antiquité. Elle y révèle toute la duplicité d’un être en proie au génie d’un passé sur les ruines duquel il s’est construit. La jeune provinciale d’antan conserve la nécessité d’une communion avec la nature, mais l’ambiguïté de ses sculptures révèle les incertitudes de la femme oscillant entre peur et désir, affirmation de soi et féminité. Plantes carnivores anthropomorphes ou fragments de membres turgescents tout droit tirés de récits fantastiques peuplent l’univers de l’artiste. Dangereux et attirants tout à la fois, ces fragments habités par une présence humaine ou animale rappellent les dessins de l’artiste où s’entremêlent des corps déstructurés dans des flaques de terre et d’encre, de pigments et de sang.

L’usage de la céramique pour figurer des chairs, aussi informes et fragmentées soient-elles, est une constante des pratiques artistiques dès l’après-guerre de part et d’autre de l’Atlantique, à l’image d’Hannah Wilke et Kenneth Price ou plus récemment d’artistes tels que Cameron Jamie et Jessica Jackson Hutchins. Mais l’usage le plus proche de l’œuvre sculptée d’Agnès Pezeu est sans doute celui que l’on retrouve au Nord de la Californie des années 1960 chez Robert Arneson, l’un des plus éminents représentants de l’esthétique Funk. « Bien qu’elle ne soit ni précise ni figurative, explique l’historien de l’art Peter Selz, sa subliminale imagerie post-freudienne insinue souvent des formes et analogies érotiques et scatologiques ; mais souvent lorsque ces images sont examinées plus attentivement, elles ne s’interprètent pas d’une manière traditionnelle ou reconnaissable et sont ouvertes à une multiplicité d’interprétations. »(7) Ce phénomène héritier des mouvements Surréaliste et Dada prend sa source dans une soudaine libération des mœurs et des corps, accompagnée par la naissance de l’industrie pornographique et une sexualité débridée. L’environnement d’Agnès Pezeu est bien différent et dévoile plutôt une violence qui s’illustre tout particulièrement dans ses gants de boxe faits de chair, avec laquelle l’artiste est en lutte permanente. Dans un esprit tout aussi surréaliste mais plus précieux, l’artiste développe un microcosme où l’insolite de compositions abstraites mises sous cloche ne le cède en rien au raffinement de médaillons et autres camées de porcelaine tout droit tirés du Siècle des Lumières. Mais nuls volant de dentelle, perruque ou jabot dans cette galerie de portraits ainsi grimés. Émaux cristallins et diaprés, couleurs diaphanes et tons de chairs, vulves ouvertes et langues pendantes sont leurs seuls atours, sur fonds scarifiés, percés ou déformés à coups de poing. Après avoir tenté de cerner l’énergie vitale des corps, c’est par le truchement de la terre à bras-le-corps que l’artiste caresse l’autre de son poing avec la même spontanéité pour en saisir l’identité. Les séries de têtes à peine esquissées, laissant volontairement apparaître la main de l’artiste, rappellent les étranges profils géométriques des Hector et Andromaque de Giorgio De Chirico. Leur déni d’apparence révèle cette même recherche d’une identité profonde qui ne veut s’embarrasser des détails pour saisir l’essentiel. C’est l’histoire d’un étrange cheminement intérieur au plus profond de ses entrailles, auquel convie l’artiste en quête de fondations fermement enracinées dans les forces telluriques. La matrice souterraine étroitement liée aux souvenirs de l’enfance en appelle à l’archétype de la maison décrite par Bachelard. Sous cette maison est la cave, une cave humide emplie de glaise peut-être, une grotte sans doute. « Onirisme du sommeil tranquille des chrysalides. La grotte est plus qu’une maison, elle est un lieu magique et un archétype agissant dans l’inconscient de tous les hommes. Elle est enracinement dans la terre et ressourcement à la mère. »(8)

Laurent de Verneuil

(1) Carl Gustav Jung, Psychologie et alchimie, Paris, Buchet/Chastel, 1970.
(2) Fragments d’Empédocle, in Jean Voilquin, Penseurs grecs avant Socrate, Paris, GF-Flammarion, 1964, p. 134.
(3) Agnès Pezeu, La diagonale de l’Europe, Paris, Éditions Persée, 2021.
(4) Discussion avec l’auteur le 8 juillet 2020.
(5) Maryse Haerdi, La cénesthésie, Paris, Éditions Carmin, 1985, p. 33.
(6) Gaston Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 5ème édition, 1967, p.16.
(7) Peter Selz, « Notes on Funk », Funk, Berkeley, University of California, 1967, p. 3.
(8) Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, Éditions José Corti, 1948, p. 202.